Chine & Occident

Quand l’occident se regarde dans le miroir de la pensée chinoise

Chine & Occident

1. La problématique des facteurs porteurs
II L’action et la transformation
III. Révolution ou régulation

La pensée occidentale à beaucoup à apprendre en se contemplant dans le miroir de la pensée chinoise.

Nous aurions beaucoup à gagner à échanger de temps en temps nos modes de fonctionnement générateurs de stress et de conflits pour un mode plus chinois basé sur l’analyse des opportunités et la patience.

ciel

Le tableau ci-dessous reprend quelques idées clefs de la conférence de Francois Jullien dont la lecture est vraiment limpide et stimulante. Le contenu de cette conférence ne m’a jamais quitté, j’ai toujours conservé à l’esprit qu’il y avait une autre voie aux actions que j’entreprenais.

Je sens de manière plus ou moins intense suivant les périodes à quel point nos modes d’action peuvent être usants. Marre des conflits, confrontations, stress... la pensée chinoise nous offre une autre grille de lecture, à adapter certes, mais beaucoup plus fluide et harmonieuse.

pensée occidentale pensée chinoise
elle s’appuie sur un modèle elle s’appuie sur le réel
son moyen est l’action son moyen est la transformation
elle fabrique des héros elle révèle des stratèges
elle vise à détruire l’ennemi elle cherche à paralyser l’ennemi
il y a un Dieu dominateur et créateur il y a un élément fondamental, le ciel qui suit son cours et ne dévie jamais
la volonté est une qualité la patience est une vertu
créatrice de tensions préserve l’harmonie

Les voies chinoises de l’efficacité

Conférence de François JULLIEN - Philosophe

1. La problématique des facteurs porteurs

Quand nous disons d’un facteur qu’il est " porteur ", cela signifie que nous considérons qu’il est promis à un certain développement sur lequel nous pourrons prendre appui sans qu’il relève entièrement de notre initiative. Ce terme et d’un usage particulier, puisque son emploi est à la fois familier et technique. Nous allons nous pencher sur deux aspects de la réalité. Mon propos sera quelque peu théorique, mais il appartiendra à vos questions de le faire redescendre à un niveau plus pratique. Je voudrais partir du terme " porteur " pour mettre en regard la notion d’efficacité dans la tradition grecque et dans la tradition chinoise.

Un des aspects les plus marquants du rapport à la réalité dans la tradition européenne est celui qui consiste à construire un modèle pour le projeter dans la réalité. Nous construisons une forme idéale que nous posons comme but à atteindre et que nous cherchons ensuite à faire entrer dans les faits par une démarche volontariste. C’est ainsi que nous concevons par exemple la construction du monde : la genèse est toujours considérée comme la réalisation d’un plan. De même, nous considérons que la nature suit un plan prédéterminé.

II L’action et la transformation

L’action humaine respecte pour nous systématiquement une telle méthodologie. La théorie repose sur la construction d’un plan, la pratique est la façon de le transposer dans la réalité. Nous distinguons l’entendement, qui conçoit la forme idéale, et la volonté, qui la transfère dans la réalité. Mais la réalité résiste à ce plan que l’on essaie de lui imposer. L’homme occidental se heurte donc à une " déperdition " entre la théorie et la pratique. C’est sur cette problématique qu’est construite la stratégie. La guerre réelle n’est jamais identique à la guerre conçue. La réalité ne se laisse jamais mouler totalement dans le projet que l’on a pour elle.

Ce rapport entre la théorie et la pratique nous est tellement familier que nous ne le voyons plus. Or lorsque l’on étudie la tradition chinoise, on s’aperçoit que ce couplage n’existe pas. Cette modélisation occidentale du monde a donné naissance à la science, la pratique ayant généré la technique. Toutefois, le bilan stratégique de cette conception est relativement négatif.

Pour penser la guerre, la tradition européenne a utilisé la mathématisation. Au contraire, la tradition chinoise a très tôt élaboré une véritable pensée stratégique. On peut penser que le monde occidental n’est pas encore arrivé à élaborer une pensée stratégique, ce que la tradition chinoise a réussi à faire très tôt. La Chine ancienne part de la situation telle qu’elle se présente, telle qu’elle s’offre à nous.

Au lieu de partir d’une situation idéale, la pensée chinoise part de la situation réelle et essaie de détecter les facteurs porteurs qu’elle comporte. Les notions essentielles dans la tradition chinoise sont donc celles de situation et de potentialité. La tradition chinoise repère ce qui, dans une situation, a une capacité d’effet. Tout l’art du stratège est de détecter au plus tôt les facteurs porteurs, c’est-à-dire les facteurs qui lui sont favorables, pour les utiliser le plus en amont possible. Il ne plaque pas ses pensées sur la réalité.

Ainsi, on peut lire dans les traités de stratégie chinoise que les troupes victorieuses n’engagent le combat qu’une fois qu’elles ont déjà vaincu. Les troupes vaincues sont celles qui ne préparent la victoire qu’au début du combat. Les troupes victorieuses savent détecter les facteurs favorables en amont et, quand le combat s’engage, elles n’ont plus qu’à se laisser porter par eux. Le stratège attend le succès du potentiel de la situation et non des hommes. Alors que les textes grecs et latins font toujours l’éloge du courage, les textes chinois montrent au contraire que c’est la situation qui, bien ou mal utilisée, vous rend lâche ou courageux. Pour les penseurs chinois, le bon stratège n’est jamais loué. Son action ne se voit pas puisqu’il ne prend jamais de risque : il ne s’engage que lorsque le combat est gagné d’avance.

Dans la pensée occidentale, le hasard, la fortune occupent une grande place. La guerre est un jeu de cartes. Pour les philosophes chinois en revanche, la guerre ne laisse aucune place au hasard. Si l’on sait repérer les facteurs porteurs, on ne laisse aucune place à la chance ou à la malchance.

La tradition européenne de la guerre recommande de détruire l’ennemi. Au contraire, dans la tradition chinoise, il est essentiel de le garder intact. Le but n’est pas de l’annihiler, mais d’inhiber ses initiatives et de le paralyser pour qu’il se rende sans coup férir et donc sans risque. Il s’agit de réduire l’ennemi à sa merci.

La conception de l’action est également très différente dans la tradition occidentale et dans la tradition chinoise. La tradition occidentale fait de l’action un geste de création démiurgique. Mais l’action est-elle une entité pertinente ? L’action a-t-elle une réalité propre ? Le monde occidental répond par l’affirmative : l’action est le fruit de la volonté propre d’un acteur qui entreprend d’agir par ses efforts sur le monde selon un modèle idéal. La genèse est le récit d’un acte créateur du monde. Il n’existe pas de texte comparable en Chine.

La tradition occidentale inscrit l’action dans un processus de création démiurgique ou héroïque. La genèse et l’épopée le montrent bien. La tragédie montre le combat de l’homme qui par son action essaie de combattre le destin. La conception d’Aristote sur la tragédie met en scène l’homme en tant que sujet. Une action, même quand elle est collective, renvoie toujours à un sujet donné. Elle est isolée et momentanée et donc toujours spectaculaire. En grec, drama signifie action.

Mais l’action n’est pas efficace. Elle est toujours limitée et superficielle puisqu’elle est limitée dans le temps et dans l’espace. Elle est toujours une intruse puisqu’elle essaie de forcer la réalité. Elle est en porte-à-faux par rapport à la réalité. Elle est artificielle. Ce n’est qu’un épiphénomène de la réalité.

En fait, seule la transformation est efficace. La transformation s’opère toujours sur tous les points d’un élément donné : une transformation ne peut être que globale. En outre, la transformation s’inscrit dans la durée : il existe ainsi un processus de transformation. La transformation ne peut donc être isolée. Il s’agit d’un processus invisible. Seuls ses effets sont visibles. La discrétion de la transformation s’oppose au caractère spectaculaire de l’action. Un dicton chinois explique qu" on ne voit pas la rivière creuser son lit ".

En Chine, le sage, comme le stratège, n’agit pas : il transforme. La pensée grecque a conçu la nature comme agissante. Aristote explique que la nature est modeleuse et peintre. Pour lui, la nature agit les yeux fixés sur un plan. En fait, la nature est considérée comme un processus technique.

Au contraire, les penseurs chinois conçoivent l’action humaine comme une transformation naturelle. Le sage chinois transforme le monde par son exemple et non par son action. Les transformations sont d’autant plus efficaces qu’elles restent diffuses et discrètes. L’image du vent en est une bonne illustration : on ne voit du vent que son effet.

III. Révolution ou régulation

Modéliser un plan pour l’appliquer aux faits a conduit à l’idée de vouloir imposer son modèle au monde. C’est pourquoi l’idée de révolution est essentielle dans la tradition européenne. Pour les Occidentaux, c’est en forçant que l’on fait avancer les choses.

Au contraire, dans la tradition chinoise, rien n’est pire que de forcer les choses. Il faut au contraire épouser leur évolution. Il est nécessaire de maintenir un équilibre en s’adaptant aux ’circonstances. Le premier philosophe européen à se pencher sur la philosophie chinoise est Leibniz. Il s’est intéressé à l’harmonie, mais il y a vu une harmonie établie. L’idée de régulation chinoise est au contraire l’harmonie pensée en terme de processus, l’harmonie en évolution. C’est l’équilibre perçu comme transformation continue. La régulation ne doit pas être conçue en fonction d’un plan ou d’un but. Elle n’aboutit à rien et n’a d’autre objectif qu’elle même. La notion de régulation évacue l’idée occidentale de modèle et de fin.

La pensée chinoise évacue toute idée de providence ou de progrès. Elle a été modelée par la représentation de la nature, et notamment par celle du ciel. Comment la tradition occidentale et la tradition chinoise ont-elles à ce point divergé ? Deux mille ans avant notre ère, les deux pensées étaient très proches. Mais progressivement, l’idée d’un dieu dominateur est devenue secondaire en Chine. Elle a été’ supplantée par l’idée que le ciel était l’élément le plus important du monde. Le ciel suit son cours, il ne dévie jamais. C’est pour cette raison qu’il existe un ordre permanent de la réalité. Le stratège est celui qui perçoit le plus tôt possible cette cohérence.

La raison chinoise n’est donc pas une raison modélisante. Elle tend à épouser la réalité dans son processus régulateur. La réalité est faite de transformations progressives. La véritable efficacité consiste donc à se laisser porter par la réalité plutôt que de vouloir imposer son plan au monde. Le monde n’est pas tant un modèle à construire qu’un dispositif à laisser jouer.

C’est ce qui aboutit au thème qui a tant fait fantasmer les Européens : le " non-agir ". On croit souvent qu’il s’agit d’un renoncement au monde. Or le stratège refuse d’agir non pas parce qu’il souhaite se désengager du monde, mais parce qu’il veut laisser la réalité agir. Il s’agit d’intervenir le moins possible pour se laisser porter le plus possible. Le sage détecte les facteurs porteurs et se laisse porter par eux.

Que faire s’il n’existe aucun facteur porteur ? La réponse est simple : il suffit d’attendre. Puisque le monde est en constante évolution, un facteur porteur finira. par apparaître grâce aux mécanismes de régulation. Il faut donc " se conserver "’ dans l’attente de facteurs porteurs qui permettront de vaincre.

Lors de l’invasion de la Chine par les Mongols, un général chinois souhaitait reprendre l’offensive. On lui a dressé des statues. Pour les penseurs chinois, cette attitude était stupide. S’il est facile d’envahir, il est plus difficile de tenir. Il suffisait d’attendre que l’adversaire s’épuise. Il suffisait de reprendre des forces, c’est-à-dire en se conservant, jusqu’à ce que la situation redevienne favorable. La révolution chinoise constitue une autre illustration de cette situation. L’attitude de Deng Xiao Ping est à cet égard exemplaire. Il ne s’est jamais opposé à ses adversaires. Chaque fois qu’il a rencontré une opposition, il s’est retiré et a attendu qu’on revienne le chercher. Ce fut le cas en 1966 et en 1975.

Certes, les Occidentaux aussi savent attendre. Mais l’attente n’est jamais considérée comme une source d’efficacité, seulement comme une capacité individuelle. La Chine a, elle, clairement pensé l’attente.

Je ne propose pas le modèle chinois comme un exemple à suivre à tout prix. Mais je veux vous montrer qu’il existe une autre conception des choses qui nous est parfaitement intelligible. La pensée occidentale a permis l’évolution des sciences et des techniques. Aujourd’hui, on s’inquiète souvent de la faible prévisibilité des événements. Il faudrait peut-être renoncer à tracer des plans sur le futur et à vouloir les imposer par t’action pour apprendre à épouser la propension des choses et à capter l’immanence.

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