Le sens de la vie
Le sens de la vie, pour certains c’est une source d’espoir (ma vie n’est pas vaine !) et pour d’autres une source d’angoise (si la vie à un sens, quel est le sens de la mienne ?).
Si certains s’accomodent mieux que d’autres du sens de la vie, reconnaissons néanmoins que la situation est potentiellement angoissante pour tout le monde. Si la vie a un sens, ne peut-elle pas le perdre à tout instant ? Quelqu’un est-il à l’abri de cette disparition du sens ?
A l’opposé, une vie qui n’a pas de sens présente bien des avantages. Si la vie n’a pas de sens, inutile de chercher du sens ou de redouter une disparition du sens.
Entre une vie qui a un sens et son potentiel d’angoisse et une vie qui n’a pas de sens et son absence d’angoisse, une personne sensée adopterait la deuxième hypothèse. Peu de gens pourtant renoncent à l’idée que la vie a un sens. A force de vouloir tout expliquer ou interpréter, notre esprit n’est plus du tout à l’aise avec l’absence de sens et préfère rester en territoire connu quitte à en subir les désagréments.
La grande question de ceux qui souhaiteraient tenter l’aventure de la disparition du sens est : "Serait-il possible de "tuer" le sens sans tuer l’espoir ou l’envie de vivre ?"
Personne ne saurait-y répondre à notre place et à ceux qui sont tentés par l’aventure, voici quelques points de départ possibles.
Un peu de méthode Coué par exemple. Réveillez-vous un matin en vous répétant que la vie finalement n’a peut-être pas de sens. Habituez-vous ainsi à l’idée progressivement. Peut-être découvrirez-vous alors que cela ne change rien à votre vie, et qu’au lieu de lui enlèver une qualité fondamentale vous l’avez au contraire libérée d’un fardeau dont vous n’aviez plus conscience à force.
Le questionnement est une autre voie. Le questionnement de soi d’abord : "d’ou me vient cette certitude que la vie à un sens ?", les questionnement des autres également "quel est le sens de ta vie ?". La consistance des réponses que vous obtiendrez vous guidera certainement...
La méthode darwinienne peut aussi servir de guide : quand donc est apparut ce besoin du sens dans notre évolution ?
Comme une mongolfière s’élève quand elle lâche du leste, la vie peut être moins pesante en se libérant du sens et paradoxalement y gagner "une forme de sens". Après tout, la vie est la vie, elle s’invente perpétuellement, et surtout ma vie est ma vie, pourquoi corrompre une telle évidence avec du sens ?
La rose est sans pourquoi
Fleurit parce qu’elle fleurit
N’a souci d’elle-même
Ne désire être vue
Angelus Silesius
"Le mythe de Sisyphe", A. Camus (extraits)
"Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir...
Si ce mythe est tragique, c’est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l’espoir de réussir le soutenait ? L’ouvrier d’aujourd’hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n’est pas moins absurde. Mais il n’est tragique qu’aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté connaît toute l’étendue de sa misérable condition : c’est à elle qu’il pense pendant sa descente.La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris.
Si la descente ainsi se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Ce mot n’est pas de trop. J’imagine encore Sisyphe revenant vers son rocher, et la douleur était au début. Quand les images de la terre tiennent trop fort au souvenir, quand l’appel du bonheur se fait trop pressant, il arrive que la tristesse se lève au coeur de l’homme : c’est la victoire du rocher, c’est le rocher lui-même. L’immense détresse est trop lourde à porter. Ce sont nos nuits de Gethsémani. Mais les vérités écrasantes périssent d’être reconnues. Ainsi, Oedipe obéit d’abord au destin sans le savoir. A partir du moment où il sait, sa tragédie commence. Mais dans le même instant, aveugle et désespéré, il reconnaît que le seul lien qui le rattache au monde, c’est la main fraîche d’une jeune fille. Une parole démesurée retentit alors : "Malgré tant d’épreuves, mon âge avancé et la grandeur de mon âme me font juger que tout est bien." L’Å’dipe de Sophocle, comme le Kirilov de Dostoïevski, donne ainsi la formule de la victoire absurde. La sagesse antique rejoint l’héroïsme moderne.
On ne découvre pas l’absurde sans être tenté d’écrire quelque manuel du bonheur. "Eh ! quoi, par des voies si étroites...?" Mais il n’y a qu’un monde. Le bonheur et l’absurde sont deux fils de la même terre. Ils sont inséparables. L’erreur serait de dire que le bonheur naît forcément de la découverte absurde. Il arrive aussi bien que le sentiment de l’absurde naisse du bonheur. "Je juge que tout est bien", dit Oedipe, et cette parole est sacrée. Elle retentit dans l’univers farouche et limité de l’homme. Elle enseigne que tout n’est pas, n’a pas été épuisé. Elle chasse de ce monde un dieu qui y était entré avec l’insatisfaction et le goût des douleurs inutiles. Elle fait du destin une affaire d’homme, qui doit être réglée entre les hommes.
Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là . Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l’homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l’univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s’élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l’envers nécessaire et le prix de la victoire. Il n’y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit. L’homme absurde dit oui et son effort n’aura plus de cesse. S’il y a un destin personnel, il n’y a point de destinée supérieure ou du moins il n’en est qu’une dont il juge qu’elle est fatale et méprisable. Pour le reste, il se sait le maître de ses jours. A cet instant subtil où l’homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l’origine toute humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore.
Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un coeur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux."
("Le mythe de Sisyphe", Albert Camus, Gallimard, 1942)
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