Extension du domaine de la lutte
La médiatisation de Michel Houellebecq m’avait rendu instinctivement méfiant quant à ses livres. La méfiance a cédé le pas à l’intérêt en lisant le quatrième de couverture :
"Vendredi soir, j’étais invité à une soirée chez un collègue de travail. On était une bonne trentaine, rien que des cadres moyens âgés de vingt-cinq à quarante ans. A un moment donné, il y a une connasse qui a commencé à se déshabiller. Elle a ôté son T-shirt, puis son soutien-gorge, puis sa juppe, tout ça en faisant des mines incroyables. Elle a encore tournoyé en petite culotte pendant quelques secondes, et puis elle a commencé à se resaper ne voyant plus quoi faire d’autre. D’ailleurs c’est une fille qui ne couche avec personne. Ce qui souligne bien l’absurdité de son comportement."
Ainsi débute l’odyssée désenchantée d’un informaticien entre deux âges, peu convaincu de l’intérêt de son métier, jouant toutefois son rôle en observant les mouvements humains et les banalités qui s’échangent autour des machines à café.
L’installation d’un progiciel en province lui permettra d’étendre le champ de ses observations, d’anéantir les dernières illusions, d’un collègue - obsédé malchanceux - et d’élaborer une théorie complète du libéralisme qu’il soit économique ou sexuel.
A l’intérêt à succédé le ...
En fait c’est ce que j’ai du mal à définir. Il y a du cynisme et de la conscience et j’ai trop peur d’associer les deux comme si le désenchantement me guêtait. C’est d’ailleurs un thème central du livre : une vision désenchantée de la vie d’adulte aujourd’hui face à une vision enchantée de l’adolescence.
Mon adolescence est plutôt un mauvais souvenir mais sous la plume de l’auteur, c’est la seule période vraiment vivante de notre existence, et du coup j’hésite, j’essaie de me rappeler vraiment l’adolescence, étais-je alors plus vivant qu’aujourd’hui ? Répondre oui serait reconnaître une forme d’échec quand répondre non serait trahir les mythologies de l’enfance et du bon vieux temps.
J’ai parfois l’impression que ma curiosité d’aujourd’hui prend sa source dans les longues heures d’ennui de mon adolescence. A chacun son histoire...
Notre époque a néanmoins inventé le mot adulescent pour décrire ces adultes qui veulent préserver le lien avec l’adolescence. Plus que des périodes de nos vies, c’est la société d’aujourd’hui qui est en cause. Une société qui épuise tout ce qu’elle touche et que Houellebecq stigmatise remarquablement :
Pour atteindre le but, autrement philosophique que je me propose, il me faudra au contraire élaguer. Simplifier. Détruire un par un une foule de détails. J’y serai d’ailleurs aidé par le simple jeu du mouvement historique. Sous nos yeux, le monde s’uniformise ; les moyens de télécommunication progressent ; l’intérieur des appartements s’enrichit de nouveaux équipements. Les relations humaines deviennent progressivement impossibles, ce qui réduit d’autant la quantité d’anecdotes dont se compose une vie. Et peu à peu le visage de la mort apparaît, dans toute sa splendeur. Le troisième millénaire s’annonce bien.
Ou encore :
Je n’aime pas ce monde, décidément je ne l’aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte, la publicité m’écoeure, l’informatique me fait vomir. Tout mon travail d’informaticien consiste à multiplier les références, les recoupements, les critères de décision rationnelle. Ca n’a aucun sens. Ce monde a besoin de tout, sauf d’informations supplémentaires.
La plume de Houellebecq fait des ravages, est-ce le livre violent d’un monde violent ? le livre secousse d’un monde qui s’épuise ? En tout cas un livre qui ne laisse pas indifférent et qui m’a secoué...
Extension du domaine de la lutte
Morceaux choisis
La difficulté, c’est qu’il ne suffit pas exactement de vivre selon la règle. En effet vous parvenez (parfois de justesse, d’extrême justesse, mais dans l’ensemble vous y parvenez) à vivre selon la règle. Vos feuilles d’imposition sont à jour. Vos factures, payées à bonne date. Vous ne vous déplacez jamais sans carte d’identité (et la petite pochette spéciale pour la carte bleue ! ...).
Pourtant, vous n’avez pas d’amis.
La règle est complexe, multiforme. En dehors des heures de travail il y a les achats qu’il faut bien effectuer, les distributeurs automatiques où il faut bien retirer de l’argent (et où, si souvent, vous devez attendre). Surtout, il y a les différents règlements que vous devez faire parvenir aux organismes qui gèrent les différents aspects de votre vie. Par-dessus le marché vous pouvez tomber malade, ce qui entraîne des frais, et de nouvelles formalités.
Cependant, il reste du temps libre. Que faire ? Comment l’employer ?
Se consacrer au service d’autrui ? Mais, au fond, autrui ne vous intéresse guère. Écouter les disques ? C’était une solution, mais au fil des ans vous devez convenir que la musique vous émeut de moins en moins.
Le bricolage, pris dans son sens le plus étendu, peut offrir une voie. Mais rien en vérité ne peut empêcher le retour de plus en plus fréquent de ces moments où votre absolue solitude, la sensation de l’universelle vacuité, le pressentiment que votre existence se rapproche d’un désastre douloureux et définitif se conjuguent pour vous plonger dans un état de réelle souffrance.
Et, cependant, vous n’avez toujours pas envie de mourir.
Vous avez eu une vie. Il y a eu des moments où vous aviez une vie. Certes, vous ne vous en souvenez plus très bien ; mais des photographies l’attestent. Ceci se passait probablement à l’époque de votre adolescence, ou un peu après. Comme votre appétit de vie était grand, alors ! L’existence vous apparaissait riche de possibilités inédites. Vous pouviez devenir chanteur de variétés ; partir au Venezuela.
Plus surprenant encore, vous avez eu une enfance. Observez maintenant un enfant de sept ans, qui joue avec ses petits soldats sur le tapis du salon. Je vous demande de l’observer avec attention. Depuis le divorce, il n’a plus de père. Il voit assez peu sa mère, qui occupe un poste important dans une firme de cosmétiques. Pourtant il joue aux petits soldats, et l’intérêt qu’il prend à ces représentations du monde et de la guerre semble très vif. Il manque déjà un d’affection, c’est certain ; mais comme il a l’air de s’intéresser au monde !
Vous aussi, vous vous êtes intéressé au monde. C’était il y a longtemps ; je vous demande de vous en souvenir. Le domaine de la règle ne vous suffisait plus ; vous ne pouviez vivre plus longtemps dans le domaine de la règle ; aussi, vous avez dû entrer dans le domaine de la lutte. Je vous demande de vous reporter à ce moment précis. C’était il y a longtemps, n’est-ce pas ? Souvenez vous : l’eau était froide.
Maintenant, vous êtes loin du bord : oh oui ! comme vous êtes loin du bord ! Vous avez longtemps cru à l’existence d’une autre rive ; tel n’est plus le cas. Vous continuez à nager pourtant, et chaque mouvement que vous faites vous rapproche de la noyade. Vous suffoquez, vos poumons vous brûlent. L’eau vous paraît de plus en plus froide, et surtout de plus en plus amère. Vous n’êtes plus tout jeune. Vous allez mourir, maintenant. Ce n’est rien. Je suis là . Je ne vous laisserai pas tomber.
Continuez votre lecture. .
Souvenez-vous, encore une fois, de votre entrée dans le domaine de la lutte.
Après avoir parcouru d’un regard lent et froid l’échelonnement des divers appendices de la fonction sexuelle, le moment me semble venu d’exposer le théorème central de mon apocritique. A moins que vous ne stoppiez l’implacable démarche de mon raisonnement par cette objection que, bon prince, je vous laisserai formuler :"Vous choisissez tous vos exemples dans l’adolescence, qui est certes une période de la vie, mais n’en occupe malgré tout qu’une fraction assez brève. Ne craignez-vous donc pas que vos conclusions, dont nous admirons la finesse et la rigueur, ne s’avèrent finalement partielles et limitées ?" A cet aimable contradicteur je répondrai que l’adolescence n’est pas seulement une période importante de la vie, mais que c’est la seule période où l’on puisse parler de vie au plein sens du terme. Les attracteurs pulsionnels se déchaînent vers l’âge de treize ans, ensuite ils diminuent peu à peu ou plutôt ils se résolvent en modèles de comportement, qui ne sont après tout que des forces figées. La violence de l’éclatement initial fait que l’issue du conflit peut demeurer incertaine pendant plusieurs années ; c’est ce qu’on appelle en électrodynamique un régime transitoire. Mais peu à peu les oscillations se font plus lentes, jusqu’à se résoudre en longues vagues mélancoliques et douces ; à partir de ce moment tout est dit, et la vie n’est plus qu’une préparation à la mort. Ce qu’on peut exprimer de manière plus brutale et moins exacte en disant que l’homme est un adolescent diminué.
Décidément, me disais-je, dans nos sociétés, le sexe représente bel et bien un second système de différenciation, tout à fait indépendant de l’argent ; et il se comporte comme un système de différenciation au moins aussi impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d’ailleurs strictement équivalents.
Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produite des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours ; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle le « loi du marché ».
Dans un système économique ou le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel ou l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit . En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante d’autres sont réduits à la masturbation et à la solitude.
Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les ages de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à touts les ages de la vie et à toutes les classes de la société. Sur le plan économique, Raphaël Tisserand appartient au clan des vainqueurs ; sur le plan sexuel, à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux ; d’autres perdent sur les deux. Les entreprises se disputent certains jeunes diplômés ; les femmes se disputent certains jeunes hommes ; les hommes se disputent certaines jeunes femmes ; le trouble et l’agitation sont considérables.
Michel HOUELLEBECQ
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